Dans la poche, un vieux mp3 de récup’ dont la pile est tenue pitoyablement par un morceau de scotch. A l’oreille le seul écouteur qui ne marche encore – le droit. Et le rap doux-amer d’Epik High aux lèvres, comme une incantation exorcisant Mogsoli. Il fait frais – j’aurais dû embarquer un cheich pour compléter mon look de parfait clodo, au moins je n’aurais pas couru le risque de choper une angine. Météo de mes deux.
Le perron grisâtre. La plaque émaillée. L’éternel 6. Mes pieds viennent racler les pavés de l’entrée. Aish, si peu envie de rentrer, tant besoin de le faire. Ma main plonge dans la poche de mon jean pour en retirer sans conviction les clés , et la porte de l’entrée s’ouvre sur une marée verte. I’m home – ironie mordante. J’avais presque oublié à quel point l’étage du bas était devenu une jungle au fil des années... Plus jeune, j’aimais le traverser avec le swag d’un Indiana Jones miniature. Depuis, je crois avoir plutôt évolué vers le chimpanzé que l’aventurier. Allez, Mr. Primate, courage. Juste trouver un peu de monnaie, se servir, laisser un petit mot pour rassurer la famille quant au devenir des économies disparues, et zou, rapatriement au studio.
Je me glisse avec ce qui doit être une mine dégoûtée entre les arbustes et les buissons quand ma meilleure ennemie décide de se joindre au jeu. Génial, ‘manquait plus qu’elle. Va voir du côté du buffet. Fouille le salon – là, la console de la télé… C’est cela, oui. Et si tu allais te faire mettre ? Plutôt mourir écartelé que de suivre tes ordres, chérie. Mes pas me mènent furtivement dans la cuisine – juste histoire de contredire Mogsoli, vraiment, parce que les chances de trouver quoi que ce soit entre le four micro-ondes et les spatules sont assez limitées. Quoique. La monnaie des courses… Dans le sachet près du frigo… Bingo !
Sursaut. C’était quoi, ce grincement de parquet ? Je me retourne pour apercevoir une figure frêle s’immiscer dans la pièce. Pris la main dans le sac, littéralement. Allez, excuse bidon suprême : « C’est pas moi, c’est Mogsoli. ». Haussement de sourcil provocateur en direction de la petite personne qui vient de me rejoindre, suivi d'un vague geste nonchalant de la main. « Non, je déconne, j’suis juste en rade. » Je suis un beau salop, oui, je sais, merci.

« Allez, maman. Mange. » J'aimerais tellement pouvoir la libérer de ce poids qui la maintient si bas qu'elle n'est plus capable de rien. Nous en sommes au même stade et mon état mental n'a pourtant rien du sien. J'ai peur, tellement peur d'être un jour comme elle. Mogsoli, pitié, ne me fais jamais croire aux fées et aux elfes des bois. Je soupire en reposant la fourchette qu'elle rejette sans chercher à comprendre. « Mais pourquoiii je dois manger dans mon lit ? Je veux manger comme toi ! » Dans ces cas-là, il n'y a malheureusement qu'un seul moyen pour qu'elle arrête de discuter, et Mogsoli, en général, est assez d'accord. « Bon attends, je vais voir à la cuisine le menu des fées aujourd'hui. Comme ça tu mangeras comme elles. » Je n'en reviens pas de ce que je dis. C'est si dur de jouer le jeu comme si tout était normal. N'importe qui rirait en entendant ça. Je dépose donc un petit bisou sur sa joue et descends les escaliers. C'est alors que j'entends du bruit dans la cuisine... Mon père est pourtant parti depuis des jours, je suis seule avec ma mère. Et puis finalement, je comprends. Qu'est-ce qu'il est venu faire là, ce lâche ? Oui, le lâche qui m'a laissée m'occuper de maman pour faire sa vie comme s'il avait une famille parfaitement normael. Je lui reproche bien des choses, mais davantage le fait de m'avoir tout fait endurer.
J'avance dans la cuisine et l'aperçois enfin, ce traître. Il n'y a qu'avec lui que j'arbore un air si froid volontairement. Peut-être bien que je le hais autant que je l'aime. « C’est pas moi, c’est Mogsoli. » Mes yeux s'écarquillent, s'embuent de larmes. Fallait-il qu'il y en est un troisième dans cette famille de malade ? Seol Hee ignore toujours que je l'entends, moi aussi. Et s'il savait à quel point. Je ne sais pas quoi dire, je panique, je n'ai pas envie de le perdre, lui aussi. Mieux vaudrait finir folle avant lui, je ne veux pas voir ça. « Non, je déconne, j’suis juste en rade. » Et les larmes finissent par couler. Et la rage finit par monter. J'attrape ce qui me passe sous la main et en viens à lui jeter un verre en pleine figure. « Ça te fait marrer, hein ?! T'adores ça, me faire chialer. » Quelle pourriture.

Kching – le son du verre qui vient s’éclater contre le mur à deux doigts de ma tête. Je sursaute, surpris par le geste de Sae Hee – je mériterais de me prendre une carafe en pleine poire, et je le sais, ne vous méprenez pas, mais je ne pensais pas ma guimauve de sœur à même de prendre ce genre d’initiative. « Ca va pas, oh ?! J’aurais pu y passer, t’es malade ! ». Ma voix monte légèrement dans les aigus, comme à chaque fois que je me sens agressé. Je fais tomber d’un geste nerveux de la main l’écouteur qui pendait encore lamentablement à mon oreille droite, et balaye du pied les débris de verre qui jonchent à présent le carrelage. Fait chier. Et l’autre qui chiale en fond sonore, en plus. Sérieusement, ce n’est pas une sœur que j’ai, c’est un marshmallow. Un marshmallow auquel je tiens peut-être, mais un putain de marshmallow tout de même.
Et puis, je l’engueule, mais elle aurait pu mieux viser que ça n'aurait pas été une bien grande perte. Ce n’est peut-être que ma façon de voir les choses, mais le monde pourrait tourner sans moi et aller tout à fait bien – voire mieux. Et chacun y trouverait son compte. Bonheur universel. Youplalaaa. Putain, j’aurais dû fumer avant de rentrer, je me damnerais pour une clope, là. Mes yeux impassibles tombent sur ceux de ma sœur, embués comme une vitre de bus en plein hiver. Aish. « Et j’aime pas spécialement te faire chialer, ça te rend moche. » Marmonnements gênés. Sérieusement, si l’idée-même que je souffre de Mogsoli la met déjà dans cet état, je n’ose pas imaginer quelle tête elle tirerait si elle apprenait la vérité. J’oublie parfois presque ‘pourquoi’ je me suis tiré de cette maison, mais Sae Hee est une bonne piqûre de rappel – si c’est pour supporter quotidiennement des crises de larmes et l’omniprésence étouffante du tabou Mogsoli, ouais, non, je préfère me barrer. Et je crois que le manque grave de nicotine est en train de me griller chaque seconde un peu plus les neurones. Génial. Me ressaisissant, j’empoche d’un geste discret l’argent des courses et passe une main négligée dans mes cheveux, avant de décocher un sourire en coin splendidement détaché, comme si tout était normal dans cette maison de fous. « Dis, j’peux fumer dans le jardin ? »

J'en ai déjà marre de le voir, ce débile. Regardez-le avec sa tête de merlan frit. Si tu voulais pas te prendre un verre à côté de la gueule, fallait pas te ramener. Il me met hors de moi en deux minutes, comment peut-il faire ça ? Mon dieu. Je passe et repasse le revers de ma main sur mes joues trempées, trop affectée par cette blague à la con. Je lui en foutrais, des baffes, si j'en avais le courage. « Et j’aime pas spécialement te faire chialer, ça te rend moche. » Il a l'art de faire des compliments, je suis si émue. Je me tais, le laisse pestiférer dans son bout de cuisine, et m'approche pour me servir un verre d'eau, histoire de m'hydrater au cas où il aurait la bonne idée de me transformer en fontaine vivante. Je sèche mes larmes du mieux que je peux, déterminée à le faire passer à côté du potentiel plaisir de me voir effondrée. Depuis quand est-ce que ça l'amuse autant de jouer avec ce qui me pourrit la vie, a.k.a Mogsoli ? Ffff. Je décide finalement de l'ignorer pour m'en retourner tranquille à ce que j'étais venue faire dans la cuisine, de base. Me prendre un truc à manger en faisant comme si je parlais à la Reine Fée et tout ce bordel. "Tu es bien vulgaire." OUI. Il me rend vulgaire et agressive et tout ce que vous voulez de profondément chiant. Si seulement je pouvais t'effacer de ma vie, Moggie, et récupérer mon frère. Je soupire et le fixe. Il me manque. "Bon, ma petite, tu devrais te soulager et lui dire ce que tu penses. Et je te l'ordonne. ♥" Parfois je me dis : vivement que je meurs. Je panique, je ne sais pas quoi faire. Alors je gagne du temps et décide de répondre à sa question. « Tu fais ce que tu veux. Casse-toi et ne reviens plus jamais si ça te chante. » Sourcils froncés, je le défie de me pourrir la vie davantage encore. "Sae Hee, ma chérie, dis-lui à quel point tu le détestes. Allez." Je ne le déteste même pas à proprement dit, en fait... Mais si je ne le fais pas, c'est elle qui va me rendre dingue, cette fois. « De toute façon, je te déteste. » Toujours dire les choses le plus simplement du monde.

Il y a bien deux trucs capables de me mettre mal à l'aise dans ce bas-monde. Le premier, c'est le regard fixe et glauque que peuvent avoir certains gamins quand ils vous dévisagent - sérieux, y'a rien de plus stressant. Et le deuxième, c'est ma soeur. Mon père, je peux encore passer outre, mettre ça sur le dos de la crise d'adolescence, tout ce que vous voulez. Mais Sae Hee, c'est un poil plus compliqué. Et le bel abruti que je suis a trop pris l'habitude de rentrer dans la peau du mec impassible et détaché pour exprimer ne serait-ce qu'une once de la gêne qu'il ressent. Allez comprendre comment les méandres du cerveau humain sont foutus. Personnellement, j'ai abandonné depuis longtemps.
Alors tout ce que j'arrive à faire, comme un débile profond, c'est à dévisager avec un sourire vide aux lèvres ce petit bout de femme qui chiale puis ravale ses sanglots, qui en veut silencieusement à moi et à la terre entière pour lui avoir fait hériter d'une famille pareille. Je ressens presque de la sympathie pour elle, n'empêche – voire une vague culpabilité. Ou pas. Je ne sais pas. "Prend-la dans tes bras, sèche-lui ses larmes". Ta gueule, chérie, sérieusement. TA GUEULE. Choisis tes moments.
« Tu fais ce que tu veux. Casse-toi et ne reviens plus jamais si ça te chante. » Nos yeux se croisent, elle me défiant d'un regard glacial, moi la provoquant d'un sourcil taquin. Jeux de gamins insensés. Mais puisqu'elle m'autorise si magnanimement à faire ce qu'il me plait, je pioche sans ciller dans ma poche pour extraire une cigarette qui y était égaré depuis plusieurs jours, la porte à ma bouche, sors le vieux briquet qui trainait avec et mets le feu au tabac. Soulagement instantané. « De toute façon, je te déteste. » Une bouffée de fumée s'échappe de ma bouche avec volupté. « Je sais. » C'est sorti tout seul, avec ce ton fataliste que j'essaye habituellement de taire. Bordel. Ma voix tombe, apathique, alourdie par les vapeurs de goudron, et mes dents se serrent en un sourire crispé. « Je sais. » Rire amer. « Moi non plus, je ne m'aime pas beaucoup. » Les cendres de la clope tombent sur le carrelage, au milieu du verre brisé. Que je hais Mogsoli.

« Moi non plus, je ne m'aime pas beaucoup. » Il croit peut-être me faire pitié avec sa cigarette de merde. Pourtant, ça me calme instantanément. J'aurais beau dire ce que je veux, Seol Hee est mon frère et jamais je ne pourrais me réjouir de l'entendre parler ainsi. Personne ne s'aime, dans cette famille... Je ne m'aime pas. Seol Hee ne s'aime pas. Notre mère, lorsqu'elle est lucide, elle se déteste. Et mon père ? N'en parlons même pas, je suis sûre, sans rire, qu'il rêve de quitter ce monde depuis des années déjà. Notre famille est maudite. Un jour, je me suis dit que Seol l'entendait, lui aussi, j'ai sérieusement cru que Mogsoli perturbait son existence et qu'il cachait juste bien son jeu. Mais non. Dans ce cas-là, je saute d'un pont. Réalité ou pas, je ne préfère pas y penser. Je ne prête pas attention à la cendre qui s'écrase au sol, ni aux bouts de verre qui pourraient me trancher la plante des pieds. Je ne vois que son air triste ou presque triste. Pas joyeux, quoi qu'il en soit. Et ça me fait profondément mal au cœur de le voir comme ça. « C'est de famille. » Peut-être est-ce pour le rassurer, peut-être est-ce pour me rassurer. Peut-être est-ce pour me libérer d'un sentiment qui m'étouffe. Mon frère devrait être la première personne à qui je parle de ce genre de chose, mais au lieu de ça, je garde tout pour moi. Mon frère me manque. "... Tu me rends triste, petite." Je soupire. Moi aussi, je me rends triste. Je m'avance un peu, le regarde, pose mes yeux ailleurs, reporte mon attention sur lui, souffle, réfléchis à quoi dire. Finalement, mes yeux rougissent, mon nez me pique et je commence à tousser exagérément. Certes... J'ai omis de lui dire que j'étais allergique à la fumée de cigarette. Ma main devant la bouche, je tente de recracher autant que je peux la fumée qui s'immisce dans mes poumons. « Va-t'en... Tu fais rien de bien en étant ici, franchement. »